Pascal Cuisinier
sur les traces des premiers designers

Le galeriste Pascal Cuisinier est l’auteur d’un ouvrage sur les designers des années 1950 en France. Architecte de formation et philosophe de l’art, il évoque avec nous sa passion inaltérable pour les meubles et luminaires de cette génération qu’il estime encore mal connue et sous-évaluée aujourd’hui.

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Applique G25 - Pierre Guariche - Galerie Pascal Cuisinier

Votre livre Design français 1950 est sous-titré « La génération des jeunes loups ». Pouvez-vous nous rappeler l’origine de cette expression utilisée pour les créateurs de cette décennie ?

Solange Gorce, rédactrice en chef de Maison française, les surnomme ainsi dans les années 1950. Cette spécialiste de la modernité est sensible au travail de ces créateurs qui, à l’époque, sont effectivement « jeunes et loups ». Elle est aussi amie avec Michel Mortier. Elle les met en valeur, les fait écrire… Ils connaissent un vrai succès dans la presse.

Par la suite, Patrick Favardin, met à son tour en lumière le rôle historique comme esthétique de ces designers. Galeriste et historien d’art, il a l'autorité académique pour rappeler leur importance et souligner que l’on ne pouvait limiter la période aux créations de Jean Prouvé, Charlotte Perriand, Serge Mouille ou Jean Royère…
Et pour évoquer ces designeurs, il reprend le terme de « jeunes loups ».
Pour mon livre - qui à son tour fait un focus sur cette génération - j'ai fini par utiliser l'expression consacrée.

Qui sont ces designers ? Appartiennent-ils à la même classe d'âge, ont-ils suivi les mêmes formations ?

Le concept générationnel ne correspond pas parfaitement à la décennie : le cœur de mon travail de recherche se situe entre 1951 et 1961. Mais je le trouve assez précis. Il dit quelque chose d'un phénomène global.

Ces créateurs sont effectivement tous nés entre 1925 et 1930, à quelques exceptions près. Sur le plan des études universitaires, c'est la même chose. Arts déco, Arts appliqués, Camondo… Tous ont fait de grandes écoles françaises au sortir de la guerre et tous sont les meilleurs de leur promotion ! L’expression « jeune loup » décrit bien ces personnes fort ambitieuses qui ont une très haute estime de leur métier. Enfin, ces designers ont eu le même type de carrière et ont obtenu le même type de reconnaissance…

Quels sont leurs traits communs ? S’inscrivent-ils dans une même démarche ?

Marcel Gascoin - probablement le nom le plus marquant des arts décoratifs de la deuxième partie du XXe siècle - a une influence énorme sur leur carrière.

Designer et architecte d’intérieur reconnu pour son apport significatif au mobilier moderne de la période de la reconstruction, il les forme et les convaincu de consacrer leur génie à concevoir le meilleur pour le plus grand nombre, plutôt que de se lancer dans la réalisation d’hôtels particuliers pour des milliardaires.

Les jeunes loups inventent des solutions techniques et esthétiques nouvelles pour l'appartement moderne. Ils inventent des sièges, des meubles, des luminaires élégants à produire en série. Ces gens ont une véritable éthique dans l'utilisation des matériaux et la recherche du dessin parfait. Dans leurs créations, rien n'est gratuit. Aucun ajout d’élément décoratif. Tout a une fonction.


Leur motivation, leur exigence tient pour moi de la mission. D'ailleurs, ils se battent pour ne plus être nommés décorateurs, pour imposer le terme d’architecte d’intérieur et travailler sur un projet dès sa conception.

Quel est leur parcours ?

Ces gens connaissent tous une carrière fantastique, avec chacun ses spécificités. Au début des années 1950, ces jeunes diplômés commencent par démarcher de petits éditeurs qui émergent ou de petits industriels. Derrière, ils collaborent avec des éditeurs un peu plus importants et certains répondent à des commandes pour des appartements.

Après les années 1950, tous accèdent à la grande commande privée et publique : ces créateurs français sont les grands architectes d'intérieur des 30 glorieuses. Musées, ministères, préfectures, aéroports... : le pays en période de post-reconstruction a retrouvé son niveau d’avant-guerre et investit beaucoup d’argent dans des projets liés à la culture, la diplomatie, l’industrie, les transports… 

Alain Richard aménage ainsi des dizaines de musées et agences bancaires en France et dans le monde.

Janine Abraham et Dirk Jan Rol se spécialisent dans le merchandising. Ils dessinent les boutiques ultramodernes sublimes : celles des Huchers-Minvielle, avec des vitrines dotées d’immenses vitres qui s’intègrent dans des immeubles du XVIIIe de grandes métropoles régionales. Ils créent aussi la charte volumétrique de 400 magasins Yves Rocher.


Joseph-André Motte habille une centaine de stations de métro, des aéroports, André Monpoix intervient pour le ministère des Affaires sociales ou encore des préfectures…



Quelle trace ont-ils laissée dans le design ?

La naissance du design coïncide avec l’émergence de la génération des jeunes loups. À une ou deux exceptions près, ce sont les premiers qui, au sortir de l’école, ne sont pas ceux qui fabriquent, mais ceux qui conçoivent et signent la pièce. Ils inventent un modèle type en vue de l'édition.

Ils profitent de l’énergie du début des années 1950. Il y a une demande : les gens ont des appartements, il y a un goût de modernité. Les enfants de l’après-guerre ont besoin de meubles. En tout cas, sur le plan théorique, car dans la pratique la France demeure très classique : les piétements en tubes métalliques, le mobilier en série se vendent peu pendant la première partie des années 1950 et même jusqu'à 1957-1958.

Après 1962, les jeunes loups passent à autre chose, mais ils impriment aussi leur marque en formant à leur tour les futures générations de designers et d’architectes.

Ont-ils tissé des liens particuliers entre eux ?

On ne peut pas parler d’un groupe à proprement parler, mais - toujours à quelques exceptions près - ils se connaissaient tous. 

Certains sont les meilleurs amis du monde, partagent un appartement, partent en vacances ensemble. D’autres comme Alain Richard et Jacqueline Iribe ou Janine Abraham et Dirk-Jan Rol forment des couples.

Côté professionnel, Pierre Guariche, Joseph-André Motte et Michel Mortier se rencontrent au sein de l’agence de Marcel Gascoin. Très vite, ils s’associent pour fonder l’ARP (Atelier de recherches plastiques).

L’éditeur Georges Charron est quant à lui à l’origine du Groupe 4 (René-Jean Caillette, Geneviève Dangles et Alain Richard, Joseph-André Motte) qui créé des meubles aux lignes ultramodernes.

S’il ne fallait retenir qu’une pièce de la décennie ?

Pour moi, ce serait l'applique G25, créée en 1951, absolument unique. C’est l’un des tout premiers luminaires de Pierre Guariche (l’un des plus grands designers mondiaux de luminaires avec Robert Mathieu). Il montre ce que voulait faire toute cette génération.

Sur le plan esthétique, c’est un objet spectaculaire, sophistiqué, élégant. Il ressemble à une orchidée.
La G25 apporte une qualité de lumière absolument étonnante : je ne connais aucun autre exemple dans lequel une source unique produit les trois modes d'éclairage. Pierre Guariche a fait une école d'ingénieur avant de faire les Arts déco. Il s’appuie sur des études scientifiques pour créer des appareils qui produisent la lumière idéale pour un emplacement et un besoin précis dans la maison. Lampadaire de lecture, applique de chambre, lampe de bureau, modèle d'ambiance… Il a inventé cette qualité de lumière directe, indirecte et réfléchie. 

Le designer lui-même n’a jamais réutilisé le principe ensuite : ses autres pièces comportent souvent deux types d'éclairages, mais avec deux ampoules différentes.

Quels ont été les challenges pour faire vos recherches ?

La grande difficulté, c’est de tout reconstruire… Et de trouver les finances pour le faire. Il a fallu des années de recherche et de croisement de documentation pour faire le tri, savoir par exemple quels sont les véritables luminaires dessinés par Guariche parmi quelque 2000 modèles qui lui étaient attribués !


J'ai acheté beaucoup de revues d'époque dans lesquelles les pièces étaient publiées. J’ai travaillé avec de jeunes chercheurs, consulté les fonds de bibliothèques et les archives des familles. J’ai enfin  interviewé les acteurs de cette époque : les éditeurs dont Meuble TV, ou mon copain Dirk Jan Rol qui m'a beaucoup appris sur cette période, mais aussi l’entourage des designers, leurs ayants droits...

Les millions d'informations et de photos qui représentent vingt ans de recherches constituent un fonds documentaire qui me permet d'avoir une expertise fiable à 100 % sur les pièces que je présente.
En outre, il a fallu collectionner pour monter des expositions, publier des livres et valoriser tout ça auprès d'une clientèle qui ne connaît pas. J'étais le premier à le faire ! Les modèles rares ne sont édités qu’à trois ou cinq exemplaires : il faut parfois attendre 10 ans avant qu'il ne sorte sur le marché. Derrière, il faut avoir l’argent pour l'acquérir ! Parce que si vous ratez l'occasion, vous ne la reverrez sans doute jamais. 



Comment le marché a-t-il évolué ?

Quand j'ai commencé, à peine 10% de la production de cette génération était bien documentée.

Depuis, le marché est monté, ça n'aura échappé à personne, mais il est totalement indépendant de la pertinence, de l’innovation, de la qualité intrinsèque de la pièce : paradoxalement, les pièces les plus connues, donc souvent les plus éditées, ont pris une côte plus importante que les plus rares !

Les Français s’intéressent à ces pièces, mais je travaille surtout avec des prescripteurs, architectes ou décorateurs, et malheureusement, les plus belles pièces partent aux États-Unis.


En savoir plus : 

"Design français 1950. La génération des jeunes loups", par Pascal Cuisinier. Édition Pascal Cuisinier / Flammarion.

 

 

Cécile Ybert

Less, but better.

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